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La suite


Je ne me souviens que de qui je suis et de ma dernière nuit passée là-bas. Ma dernière nuit là-bas était froide, mais je ne m’en plains pas. J’étais dehors, à la lisière d’une petite forêt. J’avais trouvé la souche d’un arbre tellement grand que je pouvais m’y allonger de tout mon long. L’odeur de la forêt remplissait mes poumons. La forêt dans mon dos, les prés en face de moi, la nuit était belle. La lune était discrète et les étoiles filaient leurs dernières nuits d’été dans l’hémisphère nord. La voie lactée ne connaissait pas d’ombre ce soir et c’était sans doute le toit le plus rassurant que je n’avais jamais eu. Des toits justement, j’en voyait l’ombre vers l’horizon rougissant. Peut-être que l’une de ces maisons au loin était la mienne, mais je ne saurais expliquer pourquoi je n’y allais pas, peut-être que la belle étoile se faisait une évidence pour ma dernière nuit ici. Je n’avais pas peur. Les insectes ne se faisaient pas entendre, les oiseaux de nuit répondaient absents. Dans mon souvenir, la vie était calme, plus calme que l’on ne se l’imagine.

C’est peut-être une image dont nous devons nous méfier. Le calme, le silence. N’importe quoi serait plus silencieux que ce qu’il y a après cette dernière nuit. Le sommeil me manque autant que le silence, le besoin de sommeil me manque encore plus que le sommeil. Je sais que dans l’état je n’aurais plus rien pour rythmer mes journées. Je donnerai tout pour être un insomniaque qui s’endort aux premiers rayons du jour. Ici, il n’y a pas de lever, pas de coucher. Tout est dans une implacable inertie. Rien ne bouge, mais tout se dégrade. Rien ne vit, mais plus rien ne meurt. Cette dernière nuit est l’unique souvenir de ma vie. Alors, à quoi bon profiter de la vie si la suite n’est qu’un formidable reformatage vers le néant ?

Il n’y a aucune raison valable à ma condition. Aucune. Je ne suis pas puni, je ne suis pas épargné non plus et je ne suis pas perdu, il me semble.

C’est la véritable angoisse. Le vide de ma propre condition. Comme si je ne devais pas être ici en train de penser. J’aurais dû arrêter de penser quand je suis parti pour la dernière fois.

Une nuit pleine d'étoiles, aux maisons lointaines, à la forêt rassurante et aux prés paisibles, c’est ce qu’il me reste de ma vie, mais c’est aussi tout ce qui compose la suite de ma vie. Rien d’autre. Les chemins se ressemblent tous. Les étoiles ne bougent plus, le soleil ne se lève pas et la lune commence à prendre la poussière. Il n’y a rien de merveilleux ici. Le bruit n’existe pas. C’est en réalité l’insoutenable absence de son qui me fait regretter le silence d’autrefois où le silence n’était qu’une présence d’absence. Ici le silence est isolant. Je n’ai que ma vue et mon toucher pour comprendre mon état.

Est-ce que cette dernière nuit était réelle d’ailleurs ? Rien n’a bougé, rien. Tout est identique le temps qui passe en moins…

Il y a bien quelque chose…

Là, au milieu d’un champ, un endroit surréaliste est pourtant planté sans vergogne dans le décor de ma fin des temps. Un bâtiment de pierre blanche, avec des colonnes et tout ce qui peut sembler impressionnant et vieillot. Il n’y a pas de porte, le bâtiment est ouvert et j’entre. L’intérieur est tout aussi étrange qu’il ne ressemble pas à l’extérieur. La pierre blanche est bien là, du sol au plafond, mais tout est fermé. Un mausolée au centre de la pièce est encore ouvert, à l’intérieur l’on y prépare quelque chose. Je m’avance… Ci-gît moi-même. Recroquevillé sur moi-même tel un enfant. Les vêtements de la nuit d’hier toujours sur moi, seul mon visage m’est invisible. Une femme se tient à mon chevet.

— Tiens, je t’ai préparé ta chemise, un pantalon et une veste habille-toi vite, il faut que tu sois le plus parfait possible. Ça va aller ?

Je ne sais pas quoi répondre, l’angoisse me noue la gorge lorsque je réalise tout ce qui se passe. Je dois me préparer pour mon enterrement. M’habiller pour l’éternel voyage, donner la meilleure image de moi-même pour le grand final. Lorsque je demande les causes de ma mort, la femme ne daigne répondre.

— On ne parle plus de ces choses-là ici, ce qui t’es arrivé concerne l’autre monde. Dans la suite, ça n’a pas d’importance. Habille-toi s’il te plait… Au fait, je suis navrée mais on t’a déjà dérobé tes mollets… Il faut les comprendre, les mollets plein de chair et de sang sont plus confortables pour la marche que les mollets décharnés…. Mais je t’en ai trouvé d’autre tout aussi bien, ça sera parfait pour tout à l’heure !

J’encaisse la nouvelle sans vraiment réaliser. J’enfile ma chemise fraîchement repassée, je reconnais l’odeur de la lessive, la tiédeur que laisse le fer à repasser et la douceur du textile sur ma peau me donne des frissons. Au moment de mettre mon pantalon, j'examine mes nouveaux mollets. Ils sont bien différents des miens, mais les sensations sont les mêmes. S’ajoute à mon éternel costume un masque et des gants.

— Ils sont importants. Viens voir vers ce miroir. Le masque noir va épouser la forme de ton visage et te faire comme une nouvelle peau. Ceci est fait pour que tu ne vois pas ton visage se décomposer. Les gants ont le même rôle pour tes mains. Sinon tu t’habitueras à ton visage osseux et tu oublieras ton visage humain. Cela est souvent cause de dépression, si tu veux le repos éternel, ne l’enlève jamais ! Regarde bien ton visage une dernière fois et mets-le.

Je me regarde, longuement dans le miroir, mais mes yeux et mon cerveau ne semblent pas vouloir imprimer. J’ai le sentiment que chaque clignement d’œil le fait disparaître un peu plus. Je me résous à mettre le masque, la gorge toujours aussi serrée. Il adopte immédiatement la forme de mon visage, épouse mes lèvres, mais on ne voit ni mes yeux, ni mon nez et il est noir comme la nuit. Les larmes me montent aux yeux, mais je n’ai pas le cœur à pleurer. Je me tourne vers la femme.

— Pourquoi n’avez-vous pas de masque ?

— Parce que je ne suis pas encore morte, je viens seulement de t'accompagner.

— Vous faites partie de ma vie ?

— On ne parle plus de ces choses ici, j’ai promis de ne rien dire.

— Vous me connaissiez ?

— Comme si je t’avais fait.


Ma respiration devient haletante, à ce moment je me rends compte que cela est ridicule, pas besoin de respirer pour la suite… Elle me prend délicatement la main et m’accompagne vers ma dépouille, je me glisse à sa place, les yeux humides et la gorge douloureuse à force d’être serrée. Au plafond, le ciel dans tous ses détails, comme je ne l’avais jamais vu. La nuit se fait de plus en plus froide, le monde s’agite, elle dépose un baiser sur mon front, une caresse, l’obscurité se fait poindre et puis la suite est arrivée.




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